
Un pilier de la littérature haïtienne nous a quitté le 20 février 2025 à Port au Prince.
Né à Ravines sèches en 1936, Jean-Pierre Basilic Dantor Franck Etienne d’Argent, dit Frankétienne, est enraciné dans Haïti, indissociable de sa terre, de son peuple, de son chaos. Il est Haïti. Il est la pulsation d’un monde en tourmente. Il est la spirale en mouvement, le tourbillon insaisissable d’une création qui palpite, résonne, éclate dans toutes les directions.
Poète, écrivain, dramaturge, peintre, musicien : artiste total, figure de la pluridisciplinarité, tordant le cou aux diktats, brisant les carcans, refusant l’enfermement. Narration sauvage, prose électrique, effervescence littéraire, il est scandaleux et libre, non confiné, non conforme. Il joue avec les mots, les codes, l’absurde. Il est l’écriture du chaos, le dépassement, l’insurrection.
Théoricien du spiralisme, il saisit la réalité comme un mouvement perpétuel, une onde qui se tord et se déploie, une cosmogonie en mutation. Son œuvre est foisonnante, en français et en créole, une quarantaine d’ouvrages, une explosion d’idées et de formes. Il publie en 1975 Dézafi, premier roman en créole sous la dictature de Duvalier : un acte de résistance. Son écriture est une lutte, une libération, une insurrection par le détour, une dénonciation à la fois opaque et limpide.
Frankétienne est un être pulsionnel, une vitalité qui ne s’éteindra jamais. Lui-même une tempête, un ouragan littéraire. Il vit sa littérature comme un tourbillon, une jubilation, un bouillonnement incessant. Il appelle ses textes ses "magicultures" : des cultures magiques, des instruments politiques, des éclats d’Haïti dans ses soubassements les plus profonds. Il écrivait, il peignait, il chantait. Son œuvre, son être, un tout, une fusion, une alchimie sans rupture.
Géant des lettres haïtiennes, figure de liberté et de résistance, il ne s’est jamais laissé brider. Une voix multiple, ancrée dans le local, portée par le souffle du monde. Ses mots résonnent encore aujourd’hui, guides de liberté dans les temps de crise. Homme libre, homme d’excès, de contradiction, d’exceptionnel, toujours dans le renouveau, dans l’invention, dans l’au-delà des règles. Photo © Marie-Andrée Étienne (Port-au-Prince, 2012)
Frankétienne, c’est l’explosion d’un langage, c’est la narration en fusion, c’est Haïti faite chair et mots. Il a marqué sa terre autant qu’elle l’a marqué. Il disait : « Je demeurerai écrivain, je mourrai écrivain ». Et aujourd’hui encore, dans chaque page, dans chaque phrase, sa voix continue de vibrer.
Frankétienne, c’est un éclat, une lueur vive qui ne s’éteint jamais. Un cri d’Haïti, une onde qui traverse le temps, une langue en fièvre, une pensée en spirale. Il était là, immense et insaisissable, entre ombre et lumière, entre le verbe et la toile, entre le chaos et la danse du monde. Un personnage d’encre et de tempête.
Extrait :
Mots d’ailes en infini d’abîme, Frankétienne, Editions Presses Nationales d’Haïti, Collection Souffle Nouveau, 2007. p. 204 – 205.
"Au mûrissement des murs
les remparts de la honte
la servitude millénaire
l’audace dérangeante
et la solitude rebelle
hors des rails de la mort
la muraille effondrée.
L’impitoyable dictateur intoxiqué à vie et à mort par la clémarvidose ténébreuse virale orageuse ne cessa de hurler de gueuler de dégueuler violemment toute la rage dévastatrice du pouvoir solitaire dans la lugubre éternité des lunes pétrifiées et des soleils éteints.
Le jongleur épuisé
oubliant les défauts de son corps
la faim tranchante des chemins vifs
la folle toupie des jambes assoiffées de repos
s’est blessé grièvement
aux angles de la chute silencieuse où les échos s’effacent dans l’amnésie des pierres
taillées sous des lambeaux de voix mortes
les cris assassinés.
Tout espoir de silence
est insensé
dans la frénésie
des tambours en transe.
Irritation d’insectes
agacés de lampes folles
aux flammes de la démence.
La nudité des nuages en un décor d’éclairs
réhaussant le trésor musical des orages."