Pop culture et héritages coloniaux : entre diversité superficielle et silence Historique
La pop culture se décolonise-t-elle ?
Dénoncer et désigner les héritages coloniaux et les discriminations à caractère racial dans la pop culture est un exercice mené depuis des décennies, tant du fait d’universitaires pionniers comme Stuart Hall ou d’artistes engagés comme James Baldwin. Aujourd’hui, ce travail de critique est porté par de nombreuses associations sur le terrain de l’action associative ou par des militants racisé·es qui ont réussi à faire entendre et imposer les voix et vues des concerné·es dans le champ de la culture.
La publicité, le cinéma, les séries, les représentations folkloriques sont désormais publiquement questionnées pour le rôle social qu’ils jouent en matière de perpétuation des représentations problématiques. Le temps du prétexte de l’ignorance peut sembler révolu lorsqu’il s’agit de mobiliser un personnage ou une culture en les réduisant à un fantasme occidental. Du côté des fictions anglosaxonnes, le message semble entendu : les productions contemporaines offrent dorénavant une diversité de personnages qui sapent la domination audiovisuelle du héros blanc et masculin qui caracolait invariablement en tête de gondole des fictions de divertissement. La publicité a également enregistré la leçon et démultiplie les représentations diverses pour promouvoir un abonnement téléphonique ou un frigo. En Belgique, difficile de perpétuer les pères fouettards ou les noirauds du folklore sans être conscient que ces personnages posent un problème à une partie de la population.
Cette évolution de la culture populaire ne se fait pas sans heurts. Les réactions outrées à la décision de l’UNESCO quant au sauvage de la ducasse de Ath traduisent les résistances encore vivaces dans la société face aux efforts sur les représentations. Au niveau des grands spectacles, la présence d’acteurs noirs au casting de la série d’Amazon sur le Seigneur des anneaux a le courroux de ceux ou celles qui pensaient leurs univers de prédilection comme des havres de blanchité intouchables. Disney n’a pas moins essuyé l’aigreur des conservateurs de tous bords avec une bande-annonce montrant que la petite sirène sera noire dans la nouvelle adaptation du conte. Chacune de ces évolutions devient prétexte à une expression raciste décomplexée. Seraient-ce les ultimes lamentations d’une bataille réactionnaire déjà perdue ?
En dépit de ces initiatives, la majorité des rôles de la production américaine, dont le marché est mondial, restent aux mains des acteurs blancs. En Belgique, les chiffres sont très loin d’être meilleurs : dans les fictions audiovisuelles diffusées à la télévision, les rôles perçus comme non blancs atteignent péniblement 17%. Si l’évolution il y a, elle reste une étape sur un chemin qui semble bien long. Plus fondamentalement, même si un jour on peut espérer que les discriminations qui défavorisent les acteurs et actrices racisées s’évanouissent, l’enjeu est aussi ailleurs.
Diversifier n’est pas comprendre
Peut-on mesurer l’intérêt d’une société pour des évènements historiques à la mesure des fictions qui les abordent ? Si oui, alors les guerres mondiales, la Guerre froide, le Vietnam sont certainement parmi les plus visités de la pop culture qui contribue à en perpétuer la mémoire et éventuellement les leçons. Or, les discriminations que cette même culture a longtemps entretenues au sujet des populations racisées puisent à diverses sources historiques : l’histoire de l’esclavage, les dominations impérialistes et bien sûr la colonisation. Les discours d’infériorisation à l’égard des populations
colonisées étaient au cœur de l’entreprise coloniale et la décolonisation ne s’est pas accompagnée d’un examen de conscience culturel pour les métropoles. Au contraire, les idéologies raciales forgées dans ce processus ont conservé leur vigueur et influencent toujours les médias lorsqu’il s’agit d’aborder l’actualité des pays d’Afrique, la communication humanitaire et de représenter ces régions dans les fictions[1].
Si cet héritage pèse sur les perspectives prises par notre culture sur le monde, ce pan central de notre histoire est pourtant largement ignoré des œuvres de la pop culture. Bien savant celui ou celle qui pourrait citer une création qui éclaire utilement les époques concernées. Aux USA, il aura fallu de longues décennies avant qu’Hollywood ne s’empare de l’esclavage ou du génocide des Amérindiens. Mais les films grand public existent désormais (comme Amistad, 12 Years a Slave ou Danse avec les loups) et appuient le travail éducatif autour de la mémoire. C’est également du côté des USA qu’il faut chercher des films qui élaborent une critique du colonialisme, c’est d’une certaine manière l’esprit des blockbusters Black Panther 1 & 2 et même d’Avatar où écologie et résistance s’opposent au colonialisme minier. Mais ces œuvres fantastiques situent leur action bien loin de l’histoire réelle.
Côté européen, le paysage est désertique. C’est souvent à la faveur des conflits que le sort des populations colonisées est abordée : les conscrits Africains ont droit à quelques films[2] et la Guerre d’Algérie commence à prendre consistance dans des films français critiques. À en croire une étude l’AfricaMuseum, la population belge semble ignorante du passé colonial du pays[3] et cette amnésie frappe aussi les productions audiovisuelles, en particulier la fiction. Parmi les centaines de films produits depuis des décennies par la Communauté française, dénicher ceux qui aborderaient de près ou de loin le passé colonial de la Belgique revient à chercher une aiguille dans une botte de foin. Si on doit au réalisateur haïtien Raoul Peck le biopic Lumumba, coproduit par la Belgique en 2000, on trouvera le thème de la colonisation dans Le Lion Belge (Nimetulla Parlaku, 2019), Ce magnifique gâteau (moyen métrage d’animation d’Emma de Swaef et Marc James Roels, 2018) et Pièces d’Identités (Mwezé Ngangura, 1999), trois films aux sorties discrètes et méconnus du public belge[4]. S’il n’est pas exhaustif, le tableau reste bien maigre.
Pour Stuart Hall, il faut s’intéresser « aux stratégies culturelles qui peuvent faire la différence et changer la forme du pouvoir » et constater « que les espaces gagnés pour la différence sont rares »[5]. A ce jour, l’évolution de la culture populaire se traduit par une diversification et un respect des apparences. Mais l’éventuelle fin de la hiérarchie chromatique des personnages ne serait que la partie émergée de l’iceberg des dominations historiques. Sur celles-ci, la pop culture européenne est largement muette. Peut-être préférons nous dissimuler les drames qu’elles recèlent sous l’apparence d’une société multiculturelle de façade ?